Mon article dans la revue Self & Dragon spécial Aïkido (janvier 2022, n° 8)

 

Même pas peur


 

La peur est une émotion fondamentale. Fruit de l’évolution, elle est une assurance-vie. La façon dont elle apparait dans notre cerveau en fonction d’un événement, nous en apprend beaucoup sur nous-mêmes. Un des objectifs d’un art martial est la gestion de la peur. On peut aller plus loin si on utilise le mindfulness. Ce qui conduit à un paradoxe, dans une situation d’agression, on n’a guère le temps de s’observer.

Jo sans peur

 

Jo Cameron (73 ans) vit en Écosse. Elle fait partie des deux personnes répertoriées sur la planète qui, du fait d’une rare mutation génétique, ne ressentent pas la douleur. Conséquence ? Jo Cameron ne ressent également aucune peine ou douleur émotionnelle. Elle confie n’avoir jamais été stressée ou anxieuse. Le sentiment de peur lui est inconnu. Il lui est arrivé de se brûler les bras au-dessus de sa cuisinière et d’en prendre conscience uniquement par l’odeur de chair brulée. Aucune sensation ne résultait de cette expérience normalement très traumatisante pour le commun des mortels. Heureusement pour elle, les médecins pensent qu’il est possible que sa mutation génétique la fasse guérir plus rapidement que la moyenne des individus. Jo Cameron ne peut pas changer son patrimoine génétique, mais elle pense que la douleur est importante. « Ce serait bien d’être averti quand quelque chose ne va pas. Je ne savais pas que ma hanche était abimée avant qu’elle ne soit vraiment abimée, je ne pouvais pas marcher avec mon arthrite. La douleur est là pour une raison, elle vous avertit – c’est une alarme ». Jo Cameron raconte qu’elle a eu récemment un « petit choc » en voiture, visiblement, cet accident ne l’a pas bouleversée. « Je n’ai pas d’adrénaline. Il devrait y avoir cet avertissement, ça fait partie de l’être humain, mais je n’y peux rien. L’autre conductrice tremblait de tous ses membres ». Mais Jo, rien, calme olympien : « Ce n’est pas du courage, c’est juste que la peur n’est pas là ». Difficile de donner une illustration plus concrète de la peur, ici de son absence. Jo Cameron parait inconsciente des dangers parce qu’elle ne ressent pas les douleurs qui pourraient résulter d’une situation de danger.

Elle a été enseignante et a deux enfants. Elle n’a strictement rien senti au moment de ses accouchements. De l’extérieur, sa vie parait tout à fait normale, mais une vie sans douleur, sans peur, est-ce une vie normale ? Pour Jo Cameron, le fait de ne pas ressentir la douleur, est-ce une chance ou un fardeau ? Dans nos sociétés modernes très sécurisées, cela ne semble pas lui poser de problème puisqu’elle continue à vivre paisiblement. Il y a quelques milliers d’années, la situation aurait été probablement différente. L’absence de peur ne semble pas être un avantage dans l’évolution. Il ne fait aucun doute que Jo Cameron est un cas vraiment exceptionnel. Nous autres, pauvres humains sensibles à la douleur, sommes sujets à la peur et c’est sans doute préférable.

 

Les émotions : indispensables pour « persévérer dans son être »

 

Tout organisme vivant réagit et s’adapte à son environnement dans le but d’assurer sa survie et celle de son espèce. On peut parler d’instinct de survie. Si ce n’était pas le cas, la vie aurait disparu sur terre depuis bien longtemps. Cet objectif de « persévérer dans son être » – comme disait Spinoza – est poursuivi par tous les organismes vivants : des plus simples (unicellulaires comme les bactéries) jusqu’aux plus complexes (comme homo sapiens). Il existe donc dans le monde vivant un véritable continuum pour atteindre cet objectif, mais nous n’utilisons pas les mêmes outils que les bactéries. Là où les bactéries réagissent de façon purement chimique et automatique, les organismes dotés d’un système nerveux font des choix. Homo sapiens, lui, prend des décisions conscientes ou non conscientes, à partir de deux systèmes très élaborés, complémentaires et interconnectés : les émotions et la raison.

La définition des émotions est beaucoup plus complexe qu’il n’y parait. Tout le monde semble savoir ce dont il s’agit, pourtant le mot – dans son acceptation actuelle – n’apparait qu’au moment des Lumières (soit les XVIIe et XVIIIe siècles). Passion, affection, transport, remous sont quelques-uns des mots qui étaient utilisés auparavant. Ce qui est certain, c’est que l’idée de mouvement est centrale dans les émotions. C’est d’ailleurs l’origine latine du mot emovere, à partir de ex et movere, soit hors de et mouvoir/susciter. Quelque chose bouge. Quelque chose d’externe qui est observable et mesurable d’un point de vue comportemental ou physiologique : expression faciale, posture, couleur du visage, sueurs, fréquence cardiaque, production d’hormones, etc. Ce sont des actions que l’on peut qualifier de publiques. Mais quelque chose se passe également en interne, qu’on ne voit pas, c’est le ressenti de l’individu, l’expérience subjective qu’il fait d’un état de bien-être ou de mal-être. Cette partie est privée. Antonio Damasio – neuroscientifique portugais-américain – donne le nom d’émotions à la partie externe qui correspondent pour lui à des actions, et celui de sentiments à la partie interne. D’autres scientifiques ne font pas cette différence entre émotions et sentiments. C’est le cas de Joseph LeDoux – neuroscientifique américain – qui a découvert les principales composantes du circuit de la peur dans le cerveau et le rôle majeur joué dans ce circuit par une structure particulière : l’amygdale. Nous décrirons ici l’émotion comme un processus multidimensionnel déterminé par plusieurs composantes principales qui font consensus : physiologique, cognitive, expressive et subjective.

 

La peur : une émotion assurance-vie

 

De nombreuses théories (Tomkins, Izard, Plutchick, Ekman, Labar, etc.) ont tenté de dresser une liste d’émotions qui seraient universelles. Il existe dans ces théories un consensus autour de cinq, six voire sept émotions qualifiées de fondamentales : peur, joie, dégoût, tristesse, colère, surprise. D’autres émotions existent, bien entendu (honte, envie, amour, empathie, nostalgie, etc.), mais, dans ces théories, elles proviennent souvent d’un mélange de ces émotions de base. La peur fait partie des émotions essentielles des êtres vivants.

À quoi sert la peur ? Face à un danger, une agression, une menace physique ou psychique, la peur propose une réponse rapide (comprendre ici non consciente) pour préserver la vie et/ou éviter des conséquences fâcheuses (par exemple : douleur physique ou psychologique). C’est donc un avantage évolutif. Si, il y a quelques dizaines de milliers d’années, nous n’avions pas eu peur lors d’une première rencontre avec un tigre à dent de sabre (Smilodon), nos chances de survie auraient été bien minces. Pas le temps de se poser la question si l’animal est un gentil matou ou s’il est une menace pour ma vie et cherche un repas. La réaction la plus appropriée est la fuite. La peur se traduit par un état d’alerte et un niveau de vigilance plus ou moins important suivant les personnes et les situations. Concrètement, l’amygdale joue le rôle de système d’alarme. Elle envoie des signaux pour déclencher la sécrétion d’hormones, active le système nerveux sympathique qui mobilise les ressources du corps et du mental pour faire face à la menace. Il s’agit d’un état de stress dont nous avons parlé dans ces colonnes il y a quelques mois. Chez les animaux, les proies potentielles des prédateurs sont toujours en état d’alerte.

Pour que la peur soit efficace, il faut que le cerveau anticipe les conséquences de ce qui est train de se passer ou de ce qui pourrait se passer. Il y a donc projection dans l’avenir proche ou lointain et une mémoire des expériences passées dans des conditions similaires. La peur est une émotion normale, mais comme d’habitude tout est affaire d’équilibre et elle peut devenir pathologique quand elle se transforme en crainte excessive et irraisonnée de certains objets ou situations. Les termes utilisés pour cet état pathologique sont : phobie, état anxieux.

Il existe quantité de termes et d’expressions plus ou moins fleuris pour exprimer les multiples facettes de la peur dans la langue française. Preuve qu’il s’agit d’une émotion présente au cœur de nos vies : appréhension, chocottes, anxiété, crainte, épouvante, pétoche, angoisse, effroi, phobie, terreur, émoi, frayeur, hantise, panique, trac, trouille, frousse, aversion, etc.

 

Les émotions : des réponses à des événements

 

De nos jours, il devient rare de se retrouver nez à nez avec un tigre à dent de sabre, mais l’émotion « peur » peut prendre de multiples expressions. Un des modèles les plus aboutis expliquant la naissance d’une émotion est celui de Klaus Scherer (2001). Dans ce modèle la réponse émotionnelle va être en partie liée aux caractéristiques d’un événement auquel nous sommes confrontés et à l’évaluation que va en faire notre cerveau (version très simplifiée). Les caractéristiques de l’événement sont éclairantes :

  • Soudaineté ;
  • Familiarité ;
  • Prévisibilité ;
  • Contrôlabilité ;
  • Valence (positive ou négative) ;
  • Critère de pertinence avec les buts et besoins (liés aux conséquences).

La rencontre réelle, nez à nez, au coin d’une rue avec un tigre à dent de sabre serait un événement soudain, non familier, imprévu, difficilement contrôlable, franchement désagréable et qui pourrait mettre ma vie en danger. L’émotion ressentie serait probablement une peur intense. Une peur archaïque, instinctive, en grande partie non apprise, la survie de l’individu est en jeu. Ce type de peur est partagé par de nombreuses espèces animales.

La peur, anticipée, de se retrouver nez à nez avec un tigre à dent de sabre est différente. C’est une peur par rapport à un événement qui n’est pas arrivé. C’est une peur « en pensée » qui est liée à la capacité de notre cerveau de se représenter un événement qui ne s’est pas encore produit, une espèce de cinéma intérieur. Nous autres, humains, sommes particulièrement doués dans cet exercice d’où les variantes incroyablement variées de peurs.

Quand j’anime un cours d’aïkido ou un cours en salle de classe, c’est un événement planifié, familier, assez prévisible dans son évolution, que je maîtrise bien (l’expérience), que j’apprécie, qui est valorisant. L’émotion ressentie est donc plutôt la joie, en tout cas du plaisir. Mais lorsque je rentre dans une salle à l’université en début d’année ou en stage d’aïkido quand je ne connais pas le public, ma joie est teintée d’un léger trac. Je le sais. Dans ce cas, ma, désormais, longue expérience me permet d’observer mes réactions physiologiques, psychiques et physiques. Cela n’enlève pas le trac, mais je le laisse à distance. Pour le coup, c’est très mindfulness.

Notre environnement moderne suscite parfois de nouvelles peurs. En voici une sur laquelle il existe déjà une littérature scientifique : la peur de rater quelque chose sur les réseaux sociaux (Fear of Missing Out – FOMO). Voilà une obligation sociale que ne connaissaient pas les humains de l’âge de pierre et qui est déclenchée par les notifications, les alertes, etc.

Comment répondre à l’événement rencontre avec un tigre à dent de sabre (qui décidément m’est bien utile). La littérature liste trois types de réponses.

Les deuxièmes premières sont liées. Elles ont été décrites pour la première fois en 1929 par le physiologiste américain Walter Bradford Cannon. Ce sont les réponses combat-fuite (fight or flight). Sa théorie explique la réaction de la plupart des animaux (dont homo sapiens) face aux menaces. Elle va s’accompagner d’une activation générale du système nerveux sympathique. Les ressources physiques et mentales sont mobilisées pour préparer soit un combat, soit une fuite. Le choix entre les deux dépend d’autres facteurs que nous ne verrons pas ici. On reconnaît ici une amorce, mais en 1929, de ce qui aboutira au syndrome général d’adaptation : le stress.

Il existe un troisième type de réponse qui est l’immobilité voulue ou subie. Face à l’approche d’un prédateur, certains animaux font littéralement le mort (d’où le terme thanatanose) dans l’espoir de lui échapper. C’est le cas de l’opossum, de nombreux reptiles et des coléoptères. Parfois, l’immobilité est subie. Combien de fois avons-nous entendu des personnes dire face à un événement traumatisant : « Je ne pouvais plus bouger ! J’étais paralysé par la peur ! J’avais les jambes coupées !». La peur dans les cas de situations extrêmes provoque une sorte de sidération émotionnelle. Malheureusement, l’actualité nous a fourni dans les années récentes de nombreux exemples de ces situations (attentats, par exemple). Le risque, c’est l’état de stress post-traumatique : trouble anxieux sévère, qui se développe à la suite d’un événement ayant entraîné une détresse intense. Le circuit de la peur ne fonctionne plus correctement dans le cerveau, l’amygdale est prédominante et active en permanence le système nerveux sympathique. Très récemment, le professeur Moshe Farchi qui était chargé de la santé mentale au sein de l’armée israélienne a créé le Protocole 6C©. Ce protocole est destiné à faire sortir les personnes le plus rapidement possible de leur état de choc. L’idée est de refaire redémarrer la personne : pas d’émotion, pas d’empathie, des faits, la forcer à agir et à faire des choix. Rééquilibrer le fonctionnement du circuit de la peur dans le cerveau en réintégrant le cortex préfrontal dans le circuit.

 

Jouer à se faire peur

 

Une des caractéristiques des humains est de jouer à se faire peur. On peut avoir peur en regardant un film d’épouvante, en lisant un livre, en allant dans une fête foraine sur les montagnes russes, dans un train fantôme, etc. Par rapport aux caractéristiques énoncées plus haut, on voit qu’il s’agit d’une peur très contrôlée : il peut y avoir des surprises, mais elles sont prévisibles et le cadre est familier. A priori, on ne contrôle pas grand-chose quand on est monté sur les véhicules des montagnes russes et du train fantôme, mais on peut s’arrêter de lire ou de regarder un écran. Normalement, l’environnement est sécurisé donc peu de risques. On cherche des émotions, avoir un corps et un mental qui agissent, qui réagissent. On se sent vivre et on en retire de la joie.

Si l’objectif est le même dans les sports extrêmes : base jump, saut à l’élastique, alpinisme, escalade, plongeon de haut vol, plongée en apnée, etc. Le cadre lui est très différent. La prise de risque est très élevée. Les conséquences peuvent être graves : blessures, voire mort. Ces sportifs recherchent des émotions fortes, une peur intense. Il s’agit de trouver le bon équilibre entre le danger, la prise de risque et les émotions fortes.

Pourquoi aller si loin dans la prise de risque ? On peut se demander s’il ne s’agit pas de remplir une fonction naturelle et nécessaire du cerveau et/ou du corps qui ne trouve plus à s’appliquer dans un monde qui serait trop sécurisé, un monde où la peur serait trop absente. Il y aurait un effet « vie intense » (voir le livre du philosophe Tristan Garcia), comme Régis Debray avait théorisé un effet « jogging » dans les années 1980. Le corps est fait pour bouger, la société moderne ne lui permet plus de s’exprimer naturellement, nous devenons sédentaires. Le jogging (ou d’autres activités physiques) serait une façon de rééquilibrer un vide d’activité. L’effet « mindfulness » depuis le début des années 2000, serait un rééquilibrage face à un trop-plein de sollicitations permanentes (voir plus haut FOMO).

 

Peur et aïkido

Émotion, peur

Comme nous l’avons vu, nous autres, êtres humains, sommes sensibles à la douleur et sujets à la peur, mais il est possible de l’apprivoiser (en partie). Par exemple par la pratique de l’aïkido. Appliquons toutes les notions vues précédemment. L’aïkido est une discipline où le pratiquant prend des décisions afin de résoudre une situation de conflit dans laquelle la vie est en jeu. Tout cela dans une perspective aïki : non-violence, pas d’opposition, etc. L’aïkido serait donc une discipline extrême, mais cette mise en jeu de la vie est fictive ; le mouvement est recommencé quasi infiniment et le pratiquant se relève après chaque chute (enfin, on espère). Cette « virtualité » ou « euphémisation » de la violence est une caractéristique bien connue et elle peut poser problème si on n’y prête pas attention. Le risque est de vider la discipline de tout sens martial et donc d’évacuer la peur. En même temps, il parait difficile d’envisager d’attaquer violemment en shomen uchi avec un bokken un débutant dont c’est le premier cours pour voir comment il réagit. Une espèce de pédagogie de l’urgence : « Tu dois faire quelque chose, débrouille-toi », « Dans la rue, tu n’auras pas le temps de réfléchir, autant t’y préparer ». La plupart des débutants seraient littéralement terrorisés. Ils seraient dans la troisième réponse vue plus haut ; les jambes coupées. Il est probable qu’un certain nombre d’entre eux ne reviendraient pas au cours suivant. À partir du moment où dans une discipline martiale l’enjeu est la vie, la peur doit être présente sous une forme ou une autre. Un des enjeux pour l’enseignant est donc de trouver un équilibre entre la martialité, la peur et un environnement propice à la progression du pratiquant dans la discipline. Il n’existe pas de réponse unique.

Caractéristiques de l’événement

Analysons l’événement « attaque violente en shomen uchi avec un bokken d’un débutant dont c’est le premier cours » avec le modèle de Scherer : soudaineté, familiarité, prévisibilité, contrôlabilité, valence, critère de pertinence avec les buts et besoins. L’événement est soudain, le pratiquant est surpris. Étant débutant, il n’est pas familier ni de la situation, ni de l’attaque, ni de la réponse à apporter. Pour les mêmes raisons, le déroulement pour lui n’est pas prévisible, il est totalement incontrôlable. Il pourrait même être blessé et ce n’est sans doute pas ce qu’il est venu chercher. Bref, tous les éléments sont présents pour que l’émotion ressentie soit la peur. En reprenant chacune des caractéristiques de l’événement, essayons maintenant de les moduler.

Soudaineté : l’enseignant peut proposer un travail départ statique pour réduire au maximum la soudaineté et ensuite faire varier ce paramètre pour aller vers un travail en dynamique, en jyu waza (sur les attaques), en taninzu gake (contre plusieurs partenaires). Il peut également proposer comme consigne de varier la vitesse des attaques, etc.

Familiarité : la pratique se déroule à partir d’un répertoire qui est le socle de la discipline. Il est possible de beaucoup limiter le nombre de techniques étudiées dans chaque cours, de proposer des variations plutôt que de changer de mouvement : omote, ura, ou forme intérieure, extérieure ou henka waza, etc. Pratiquement, tous les enseignants construisent une programmation de cours qui va reposer sur une progressivité ; du plus simple (supposé) au plus complexe, de nouveaux mouvements sont intégrés au cours de la progression. Du côté du pratiquant, la familiarité peut s’exprimer par « Je connais déjà ce mouvement », « Je connais tous les détails de cette technique, les variations possibles », mais également sur le contexte global : « Je connais mon partenaire » (club, stages), « Le lieu m’est familier » (mon dojo, je joue à domicile), « Je sais quelle est la tenue à porter », etc.

Prévisibilité : en peu de temps, le pratiquant a mémorisé le déroulement « classique » d’un cours. Il connait la fin des mouvements, lequel des deux partenaires va « l’emporter » uke ou tori. Là aussi, l’enseignant pourrait augmenter ou réduire cette prévisibilité en jouant sur le déroulement du cours (en général, ce n’est pas souhaitable, s’il fait cela il faudrait qu’il y ait une justification pédagogique), introduire des kaeshi waza (retournement de technique, uke devient tori), des jyu waza, terminer un katame waza en nage waza ou l’inverse, mettre en place un randori, etc.

Contrôlabilité : cette caractéristique est plutôt liée à la maîtrise, donc au niveau du pratiquant et à son ancienneté, mais aussi à l’opposition proposée par le partenaire. Il est possible de jouer avec les formes de travail comme : ju no keiko, go no keiko.

Les caractéristiques valence et critère de pertinence (avec les buts et besoins) sont à replacer dans un contexte plus global.

La valence : a priori, elle est positive. La personne qui vient pratiquer espère en retirer du plaisir, sinon il serait difficile de comprendre pourquoi elle revient. La valence n’est pas uniquement liée à la pratique sur le tatami, il faut également prendre en compte la gestion de la relation entre membres du club sur le tapis et hors du tapis. Il ne s’agit plus ici seulement d’un événement ponctuel (une attaque, une technique), mais d’un environnement et d’une ambiance globale à construire. Le cadre global de la pratique est sécurisant. Tous les diplômes actuels d’enseignement possèdent un volet sécurité. Le « rituel » a une importance particulière dans les disciplines martiales d’origine asiatique. Il rassure en proposant un environnement stable, familier, prévisible (keikogi, zori, hakama, rei, kamiza, etc.). Mais le rituel a d’autres fonctions, il permet la transmission de principes et de valeurs (reigisaho, reishiki, etc.).

Les critères de pertinence avec les buts et besoins : ils sont liés, en grande partie, aux motivations de la pratique. Qu’espère en tirer le pratiquant ? Retrouver la forme ou la garder ? Mais cette proposition est celle de toutes les activités physiques. Renforcer sa maîtrise de soi et avoir un meilleur contrôle ? On trouve dans le règlement particulier de la CSDGE, dans les différents éléments à prendre en compte lors de l’évaluation d’un passage de grade : « la sérénité (seishin jotaï, kokoro no mochikata) : contrôle des émotions (peur, colère, fébrilité…) ». Nous sommes au cœur du sujet. Une traduction littérale de kokoro no mochi kata pourrait être : tenir (avec les mains) son cœur (mental). Belle image de la maîtrise des émotions. Autre motivation possible : être capable de se défendre ? L’apprentissage de l’aïkido est long (et n’est jamais terminé), d’un point de vue purement pratique, il est sans doute plus rapide et efficace d’utiliser une bombe lacrymogène, une batte télescopique ou autres. Ça fait mal et c’est simple à utiliser. Ce qui est rarement exprimé, c’est le changement, induit par la pratique, dans la posture globale du pratiquant. Cela relève de la communication non verbale. Comment une posture (physique et mentale) est-elle perçue par d’autres personnes ? Plusieurs études (Grayson, 1981 ; Wheeler, 2009) ont démontré que certains psychopathes étaient experts dans le repérage des personnes vulnérables qui pouvaient alors devenir des victimes potentielles. Les critères utilisés sont liés à la démarche globale : les pieds se lèvent plus du sol, longueur irrégulière des pas, mouvement du buste, etc. La personne qui pratique l’aïkido maîtrise mieux ces éléments et renvoie des signaux clairs à d’éventuels agresseurs (kamae, shisei, maaï, zanshin, metsuke, seishin jotaï, etc.).

Les différentes caractéristiques ci-dessus interagissent entre elles.

La réponse originale de l’aïkido à la peur

Une certaine proportion de peur doit être présente dans la pratique des arts martiaux. Certaines formes de travail sont plus propices à la faire apparaitre : randori, buki waza. Elle se traduit par un état d’alerte et un niveau de vigilance (zanshin) plus ou moins important selon les personnes et les situations. Dans le contexte des arts martiaux, il n’est pas possible de laisser transparaitre sa peur, un changement d’état mental à son adversaire. Il faut soit travailler à réduire cette peur (environnement, compétences), soit la maîtriser (seishin jotaï, kokoro no mochikata). L’enseignant a, on l’a vu, à sa disposition de nombreux outils pour réduire ou augmenter le danger et donc la peur. Si la situation de conflit que met en scène la pratique est source de peur, elle n’est pas la seule. Ne pas être capable de chuter ou/et de se blesser est, par exemple, une peur assez fréquente chez les personnes d’un certain âge. La crise sanitaire actuelle a mis en évidence une peur qui existait, mais qui était sous-jacente, la peur du contact. Cette peur restera-t-elle après la pandémie ? Ce ne serait pas une bonne nouvelle pour nos disciplines.

L’aïkido propose une réponse originale à une situation de danger provoquant la peur : ni combat (non-opposition), ni fuite (conserver une connexion, ki musubi), ni sidération. Irimi est l’opposé de la fuite sans être une opposition frontale qu’on évite souvent par un déplacement (taï sabaki, tenkan). Le contrôle des émotions (kokoro no mochikata) permet d’éviter la sidération. Ce que propose l’aïkido est une réponse à partir de l’harmonisation des ki (ki-awase) dans ce qu’il convient d’appeler une relation aïki.

Mindfulness

Comment atteindre cette sérénité (seishin jotaï, kokoro no mochikata) ? Par la pratique, évidemment, qui va conduire à une montée en compétences dans les différents outils constitutifs de l’aïkido. Mais il existe une piste qui n’est pas explicitement nommée. Il est assez fréquent d’entendre que l’aïkido est une méditation en mouvement, sans expliquer de quelle méditation il s’agit (car il en existe de nombreux types) et comment concrètement on la pratique. L’idée serait que, en pratiquant l’aïkido, on fait de la méditation « passive » qui est une conséquence. Ce n’est pas faux, mais cela ne donne aucun repère explicatif et donc pas d’axe de progression. Je propose une approche active avec le mindfulness, souvent traduit par pleine conscience. Une des définitions possibles est donnée par Jon Kabat-Zinn, un des initiateurs du mindfulness : « La pleine conscience est la conscience qui surgit en prêtant attention, volontairement, dans le moment présent et sans porter de jugement. » La pleine conscience n’est fondamentalement qu’une manière particulière de faire attention. Une espèce de méta conscience d’où l’on observe juste ce qui émerge à la surface de la conscience, par exemple, la peur. La voir émerger, la constater, mais ne pas la juger. Le parallèle et la complémentarité avec la pratique physique sont évidents. Le mindfulness permet mentalement de ne pas s’opposer aux émotions, ce qui serait porter un jugement, mais ne pas y succomber non plus. Ni combat ni fuite.

Paradoxe

Mais une approche mindfulness nécessite une temporalité différente qui semble peu compatible avec une situation de conflit. L’attention en même temps l’action ? C’est sans doute la raison pour laquelle la méditation apparait comme une conséquence de la pratique. Pourtant, de mon point de vue, une relation aïki ne peut pas se construire sans approche mindfulness.

Certaines peurs évoquées ci-dessus éloignent d’autres personnes de l’aïkido. D’où la création de l’aïki mindfulness. On élimine la peur en évacuant l’aspect martial.

L’histoire ne dit pas si Jo Cameron a pratiqué un sport, aujourd’hui son arthrite aux hanches l’en empêcherait, mais elle ne souffre pas. Elle n’a jamais eu besoin de pratiquer une discipline martiale puisque Jo était sans peur. Ce n’est pas notre cas.

Les sources et références de cet article sont disponibles sur mon site web : https://aikido.rettel.com

Même pas peur : ressources (1ère partie)

Même pas peur : ressources (2e partie)